Paris, le 11 novembre 2022
Cher château de Lagny-le-Sec,
Dois-je avouer que ma gorge se serre en écrivant ces lignes ? Tu n’es plus qu’un souvenir maintenant, et pourtant… je suis encore très attachée à toi, tu sais. Je te considère comme l’emblème des destructions menées contre le patrimoine.
Certes, il n’y a pas mort d’homme, contrairement au sacrifice des morts pour la France que l’on célèbre aujourd’hui, en ce 11 novembre. Mais ta disparition, comme la leur, fait disparaître un bout de notre histoire collective. Comme les poilus qui pouvaient témoigner de l’horreur des tranchées, toi, tu étais le témoin d’une époque par ton existence même. Tu n’étais pas qu’un bâtiment, qu’un tas de pierres ; tu avais une âme. Cette âme, elle était constituée par la strate des souvenirs de toutes les générations que tu avais vu passer, que tu avais abritées entre tes murs.
Cela fait maintenant 5 ans que tu nous as quittés. Mais je me souviens, comme si c’était hier, du jour où les pelleteuses ont commencé à te détruire… sous les yeux tristes des villageois. Pour le maire, tu étais devenu inutile et trop pesant économiquement. Pour les habitants, tu étais le dernier vestige de leur passé.
La doyenne de la commune, Gisèle Broquelaire, qui a depuis fêté ses 100 ans, gardait de toi un souvenir vif et ému. Pour elle, tu étais un peu une maison de famille… Elle voyait encore sa mère et sa grand-mère aller travailler dans tes murs dans les années 1930, pour la comtesse de Lespinasse qui y séjournait au printemps. Elle se souvenait encore de l’autorisation expresse qu’elle avait, enfant, pour venir lui rendre visite, alors que ta grille était officiellement fermée. Tu étais donc, un peu, le témoin de cette époque de la domesticité dans les grandes maisons françaises. Irais-je jusqu’à dire que tu étais un peu le « Downton Abbey » de Lagny-le-Sec ? Peut-être. Du moins, tu étais le joyau architectural de la commune; Et depuis que tu es démoli, rien n’est venu te remplacer…
On nous a trop répété que tu n’étais « qu’un » château néogothique, que ta valeur architecturale n’était pas si extraordinaire puisque tu ne datais « que » du XIXe. J’espère avoir assez expliqué pourquoi tu étais irremplaçable. Mais imagine un peu combien, à plus juste raison, sont à conserver les églises romanes de nos campagnes, qui ont vu passer encore plus de siècles d’histoire que toi. Et pourtant, elles sont bien oubliées elles aussi, et bien peu de Français s’en préoccupent, mis à part quelques habitants locaux, quelques conservateurs des Monuments historiques, ou quelques téméraires qui se battent sans relâche.
Toi qui es aujourd’hui détruit, tu es à mes yeux un martyre patrimonial du XXIe siècle. Si seulement tu pouvais être l’électrochoc qui fasse, rétrospectivement, se réveiller les consciences… pour éviter que les destructions du patrimoine ne continuent, sans cesse.
A ton bon souvenir,
Albane